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La manifestation du 17 octobre 1961 à Paris
La manifestation du FLN du 17 octobre 1961 à Paris
Dans un contexte de violence croissante qui vit augmenter les attentats du FLN contre les forces de l'ordre et se former des groupes « anti-terroristes » prêts à se faire justice eux-mêmes, le ministre de l'Intérieur, Roger Frey et le préfet de police, Maurice Papon, prirent en accord avec le conseil interministériel du 5 octobre 1961, la décision d'instituer un couvre-feu envers les seuls Algériens.
Un couvre-feu à base raciste
« Il est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs algériens de s'abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne, et plus particulièrement entre 20 h 30 et 5 h 30 du matin. »
Il fut également déconseillé aux Nord-Africains de circuler à plusieurs, les assassinats de policiers ayant été le fait de groupes de trois ou quatre hommes. Les « débits de boissons tenus et fréquentés par les Français musulmans » devaient fermer à partir de 19 h. Ces mesures étaient accompagnées d'une injonction à interpeller « tout Français musulman circulant en voiture » et placer le véhicule en fourrière « en attendant la décision du commissaire de police ou du Service de coordination des affaires algériennes ».
Ce couvre-feu rencontra une forte opposition publique, non seulement des forces de gauche comme le parti communiste et la CGT, mais également du MRP. Selon la constitution de 1958, les Algériens étaient pourtant des citoyens à part entière et n'auraient pas dû être l'objet de mesures discriminatoires qui allaient à l'encontre de la politique officielle d'assimilation. Aussi, trente députés algériens dénoncèrent-ils ces « mesures vexatoires, discriminatoires, pour ne pas dire racistes ». C'est d'ailleurs parce que le couvre-feu était légalement indéfendable que, selon le communiqué de Papon, il était seulement conseillé de s'abstenir de circuler la nuit. La police a naturellement donné à ce « conseil » un caractère obligatoire.
La réaction du FLN : boycott et manifestations
Le comité fédéral du FLN conduit par Omar Boudaoud se réunit à Cologne et opta pour le boycottage du couvre-feu : « Si la police laissait faire, l'autorité du préfet serait bafouée. Si elle réagissait, elle manifestait ouvertement son racisme ». Il prévoyait une série d'actions articulée en trois phases. Tout d'abord des manifestations de masse à Paris, puis des manifestations de solidarité de femmes dans les villes de province, et enfin une grève de vingt-quatre heures accompagnée d'une grève de la faim dans les prisons.
La direction de la Fédération de France n'ignorait pas les risques que la tension consécutive aux attentats contre les policiers faisait courir à l'action prévue. Elle a néanmoins lancé le mot d'ordre d'une manifestation pacifique dans le double but politique d'impressionner le gouvernement français et d'affirmer sa force face au gouvernement provisoire algérien de Tunis.
Des policiers mis sous pression
Pour faire face à la manifestation, la préfecture mobilisa 716 hommes de la police municipale, 662 hommes de la Gendarmerie mobile et 280 CRS, soit au total 1 658 hommes. La préfecture ne semblait pas s'attendre à la déferlante qui se préparait.
La tension des policiers était extrême, car ils étaient convaincus qu'ils allaient affronter des manifestants violents et armés. Des informateurs leur avaient précisé que les manifestants ne seraient pas armés mais, sur les fréquences radio des véhicules qui les conduisaient à leurs lieux d'affectation, étaient diffusées de fausses informations annonçant que dans tel arrondissement cinq policiers avaiennt déjà été tués par les Algériens, que dans tel autre il y avait une dizaine de policiers blessés. Certains messages annonçaient, dès le début de la manifestation, dix morts parmi les forces de l'ordre, des rumeurs faisaient état d'une vingtaine de morts et une centaine de blessés, exacerbant ainsi la violence policière. Monique Hervo qui participait à la manifestation au pont de Neuilly témoigna du message radio mensonger suivant : « Il y a dix policiers tués à La Défense, plus de cent blessés ; les Algériens nous attaquent au couteau ».
L’organisation de la manifestation
C'est au responsable parisien du FLN, Mohamed Zouaoui qu'échut l'organisation de la manifestation. Il prévit de concentrer les cortèges dans trois secteurs : la zone de l'Étoile pour les Algériens de la banlieue ouest, les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain pour ceux de la banlieue sud et enfin les Grands boulevards pour ceux des banlieues nord et nord-est.
La manifestation
Le 17 octobre, il pleuvait en fin d'après-midi. Entre 20 000 et 30 000 Algériens, hommes, femmes et enfants, en habits du dimanche pour signifier leur volonté de dignité, commencèrent à se diriger vers les points de regroupements. Il est possible qu'il y ait eu jusqu'à 50 000 manifestants ; deux évaluations internes du FLN parlent l'une de 28 000, l'autre de 40 000 personnes. Paulette Péju, militante communiste engagée du côté du FLN et journaliste à Libération, témoigne : « Trente, quarante mille Algériens brusquement sortis du sol, des Grands Boulevards au Quartier Latin, de la Concorde à l'Étoile ».
Les manifestations du 17 octobre 1961.
Zouaoui avait programmé la plus importante des trois manifestations sur toute la longueur de l'avenue des Champs-Élysées, depuis l'Arc de triomphe de l'Étoile jusqu'à la place de la Concorde. Une colonne de 10 000 personnes en provenance des bidonvilles et des quartiers populaires de la banlieue ouest (Nanterre, Bezons, Courbevoie, Colombes et Puteaux) se rassembla au rond-point de la Défense et se dirigea vers le Pont de Neuilly en vue de gagner le secteur de l'Étoile. Cette colonne fut bloquée au pont de Neuilly où était installée une section de la FPA, sept hommes du commissariat de Puteaux et ultérieurement une section d'une compagnie d'intervention, soit en tout 65 hommes.
Les affrontements
Au pont de Neuilly se déroula un des affrontements majeurs de la soirée. Jusqu'à 19 heures, les policiers arrivèrent à faire face et dirigèrent au fur et à mesure 500 Algériens vers le commissariat de Puteaux. Mais vers 20 heures ils furent débordés par l'afflux de manifestants : « Ils arrivaient par autobus, camionnettes, voitures de tourisme. Par ailleurs nous savions que les bidonvilles de Nanterre et Colombes se vidaient et qu'une colonne de manifestants était en route pour Paris ».
Ce petit groupe de policiers fit face à trois vagues successives. La première vers 20 h 30 comptait un millier d'Algériens environ, une seconde vingt minutes après d'environ 2 000 manifestants et une troisième un quart d'heure plus tard d'à peu près 4 000 personnes. « Cette masse était très impressionnante, composée de femmes hurlant des youyou, d'enfants ». Les forces de police laissèrent passer les femmes et les enfants mais refoulèrent impitoyablement les hommes. Lorsque des milliers de manifestants furent au contact des policiers, ceux-ci firent usage de leurs « bidules », ces longs bâtons en bois dur de 85 cm de long. Ce contact direct était une suite d'affrontements confus et au corps à corps. Les policiers, assaillis de toutes parts durent repousser des manifestants « qui s'accrochaient à eux telles des abeilles à un essaim, en essayant de les déborder ».
Coups de feu et premiers tués
Une cinquantaine de manifestants arriva quand même à passer. Des coups de feu furent tirés. La contrainte du FLN se faisait plus pressante.
Un témoin affirme avoir vu « deux gardiens de la paix tirer en l'air pour tenter d'impressionner un groupe de Nord-Africains qui les bombardaient d'objets divers ». Il y a eu des morts dans ce secteur et House et Macmaster déclarent qu'il n'est pas contestable que durant toute la nuit des hommes aient été jetés dans la Seine depuis les ponts de Neuilly, d'Argenteuil ou d'Asnières.
Arrestations
D'autres manifestants avaient pu atteindre le secteur de l'Étoile par le métro, mais de nombreux cars de police se tenaient prêts à recevoir les Algériens qui sortaient des bouches de métro pour les diriger vers les centres d'internement. Plus de 2 500 Algériens furent appréhendés dans ce secteur. Il en fut de même dans les secteurs de la Concorde et dans une moindre mesure, de l'Opéra où 2 000 manifestants furent conduits aux centres d'identification.
Les arrestations de masse au métro Opéra et dans les stations voisines empêchèrent le second regroupement. Par contre, les Algériens réussirent leur rassemblement place de la République et commencèrent à défiler en bon ordre en direction de l'Opéra. Ils brandissaient des drapeaux et écharpes aux couleurs vertes et blanches du FLN et scandaient les slogans « Algérie algérienne », « Libérez Ben Bella ».
Nouveaux coups de feu, nouvelles victimes
La manifestation se heurta vers 21 heures à deux compagnies de CRS devant le cinéma Rex. Des coups de feu partirent d'un car de police transportant des interpellés vers le commissariat de la rue Thorel qui étaitt bloqué par des manifestants.
Les incidents de ce secteur furent particulièrement violents et sanglants, l'état de la voie publique était comparable à celui du Pont de Neuilly : débris de verre, chaussures perdues, flaques de sang, nombreux blessés gisant sur le trottoir. Il semble n'y avoir eu sur place que des blessés mais l'un d'entre eux, le métropolitain Guy Chevalier, décèda à son arrivée à l'hôpital.
Le troisième secteur d'affrontements violents fut celui des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, à proximité de la préfecture de police où les cars conduisaient certains manifestants interpellés, plus d'un millier au total. À l'intersection entre les deux boulevards, les forces de police encerclaient les manifestants qu'ils chargèrent et frappèrent. Pour échapper aux coups des policiers, plusieurs préférèrent se jeter du Pont Saint-Michel. Des échauffourées se prolongèrent jusqu'à 22 h 30 boulevard Saint-Germain et dans le secteur de Saint-Sulpice où des coups de feu furent tirés. Au cours de l'enquête consécutive, les policiers affirmèrent avoir riposté aux tirs des Algériens ou avoir vu deux hommes « se retourner portant la main à la poche ».
Arrestations massives
De 17 h à minuit et demi, une noria de cars de police et d'autobus réquisitionnés débarqua entre 6 000 et 7 000 Algériens au Palais des sports de la porte de Versailles. Avec une moyenne de 40 personnes par véhicule, les détenus subirent un véritable entassement au cours de ces transports. Le Palais des sports étant saturé à partir de minuit et demi, les 32 derniers cars contenant 2 623 « FMA » (« Français musulmans d'Algérie », selon la dénomination de l'époque) furent dirigés vers le stade Pierre de Coubertin.
Un bilan impressionnant mais difficile à établir avec précision
Des centaines de manifestants blessés ont été dirigés sur des hôpitaux. Dans cinq hôpitaux seulement, on compta 260 blessés hospitalisés. Jean-Paul Brunet note que sur ces 260 blessés, 88 sont entrés entre le 19 et le 21, ce qui témoignerait de la persistance des brutalités policières bien au-delà de la nuit du 17 octobre.
Parmi les policiers, une dizaine fut conduite à la Maison de santé des gardiens de la paix pour des blessures légères.
Certains des blessés hospitalisés venaient du Palais des sports où les 150 policiers qui assuraient la garde des détenus se livrèrent à des brutalités dont le syndicaliste policier Gérard Monate dira dans les semaines suivantes « …d'après ce que nous savons, il y a eu une trentaine de cas absolument indéfendables ».
Tous les internés ne furent pas systématiquement frappés au Palais des sports, mais des sévices furent également exercés avant l'arrivée, dans les commissariats ou pendant les transports au Palais des sports, au stade Coubertin, au Parc des expositions, certains au Centre d'identification de Vincennes pour être ensuite expulsés vers l'Algérie. Jean-Luc Einaudi a recueilli nombre de témoignages d'appelés du contingent affectés au service sanitaire, d'assistantes sociales et même de certains policiers décrivant la « vision d'horreur » qui les avait saisis à l'entrée du Palais des sports ou du stade Pierre de Coubertin.
Les sévices sur les détenus se poursuivirent jusqu'au 20 octobre où la salle de spectacle dut être libérée pour un concert de Ray Charles.
Dans la cour de la préfecture de police de l'île de la Cité les 1 200 détenus furent reçus par des « comités d'accueil ». Vingt blessés graves, souvent victimes de traumatisme crânien, durent être évacués vers l'Hôtel-Dieu et d'autres hôpitaux.
Grève des commerçants
Le FLN avait prévu une grève générale des commerçants nord-africains et une nouvelle manifestation sur la voie publique, mais il ne bénéficiait plus de l'effet de surprise. À 12 h 30, 60 % des quelque 1 400 commerces concernés furent effectivement fermés et pour les faire rouvrir les simples admonestations policières restèrent sans effet. Il fallut attendre 17 heures pour qu'un ordre soit donné d'arrêter les commerçants grévistes. 79 commerçants furent effectivement arrêtés, la menace était assez efficace pour faire rouvrir les commerces à partir de 18 h 30.
Pour les manifestations de la soirée, l'encadrement du FLN était considérablement affaibli par les arrestations de la veille, alors que la police avait mobilisé 3 000 hommes, substantiellement plus que les 1 658 de la veille. La préfecture de police avait fait le choix, ce soir-là, de privilégier la dispersion énergique aux arrestations massives. Les 1 856 arrestations du 18 octobre s'ajouteront quand même aux 11 518 de la veille. Dans ces conditions, les seules véritables manifestations rassemblant quelques milliers de personnes se déroulèrent en banlieue, à Nanterre et à Colombes. À Nanterre, un véhicule de police fut atteint par une balle. Les policiers ripostèrent, faisant huit blessés.
La journée des femmes
Le 20 octobre était prévu pour être la journée des femmes et des enfants (qui devaient manquer l'école et accompagner leurs mères), car la répression et les arrestations massives excluaient toute nouvelle action d'Algériens de sexe masculin. Les manifestantes, peu nombreuses, se firent intercepter pour la plupart aux arrêts d'autobus, dans les gares, voire dès la sortie de chez elles. On observe qu'une cinquantaine de femmes musulmanes avaient trouvé asile à la Maison départementale de Nanterre afin de ne pas aller manifester. Le plus grand nombre fut conduit à l'hôpital Saint-Anne. Le bilan établi par la préfecture de police en fin de soirée indiquait que 979 femmes et 595 enfants avaient été conduits dans les centres et foyers sociaux, puis en cours de soirée, ramenés par une vingtaine d'autobus réquisitionnés et déposés à proximité de leur domicile.
La version officielle du bilan
Dès le lendemain, la préfecture de police communiqua un bilan se montant à deux morts parmi les manifestants. De fait, les archives de l'institut médico-légal de Paris n'enregistraient aucune entrée de corps de Nord-Africain à la date du 17 octobre. Établie fin octobre, une liste, que la mission Mandelkern retrouvera dans les archives du cabinet du préfet, dénombra sept décès survenus dans le ressort de la préfecture de police.
Dans la nuit du 17 au 18 octobre, Maurice Papon publia un communiqué annonçant que la police avait dispersé une manifestation à laquelle la grande masse des Algériens avait dû participer sous la contrainte du FLN et que « des coups de feu avaient été tirés sur les forces de police qui avaient répliqué », faisant deux morts et plusieurs blessés. Il révèlait également qu'une douzaine d'officiers de police se trouvait hospitalisés et déclarait le renvoi prochain en Algérie d'une majorité de manifestants arrêtés. Dans la nuit du 18 lors d'une session de l'Assemblée Nationale, le ministre de l'Intérieur Roger Frey présenta une version similaire.
Le 20 octobre, un communiqué du GPRA soutenait que le nombre de morts s'élèvait « à près de cinquante, parmi lesquels plusieurs femmes », que « les blessés se chiffraient par centaines » et qu'il y avait « plus de cent disparus ». Le lendemain, L'Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA) affirma que « des dizaines d'Algériennes et d'Algériens sont tombés sous les balles des colonialistes ».
La presse édulcore
La censure en vigueur incitant à la prudence, c'est le point de vue officiel que reflètait la presse quotidienne du 18 au matin. Dès le 19, les journaux publièrent une version plus détaillée des événements car de nombreux journalistes se rendirent, et pour la première fois, dans les bidonvilles de la banlieue parisienne. Ils y découvrirent les signes d'une violence policière qui avait sévi non seulement le 17 mais aussi dans la période précédente. L'ensemble des revues de gauche, l'Express, Esprit, les Temps modernes, au sujet de la violence de la semaine du 17 au 20 octobre, soulignaient à quel point la répression en France ressemblait à ce qui se passait en Algérie.
Même si le Figaro publia des articles sur les exactions commises par la police, évoquant par exemple des « scènes de violence à froid » dans les centres d'internement, seules l'Humanité et Libération réfutèrent nettement le bilan gouvernemental. Le Monde rendit également compte des conditions de détention exécrables et de l'invraisemblance des annonces officielles, mais dans l'ensemble, la presse populaire, le Parisien libéré, l'Aurore, Paris Match reproduisirent la version officielle à laquelle adhéra tout naturellement la majorité de la population française.
La radio ne révèla pas les événements et la télévision française (il n'y avait à cette époque qu'une seule chaine, qui était une chaine d'État) railla la presse américaine, accusée d'avoir affirmé que « la Seine charriait des cadavres d'Algériens ».
Le mutisme de l'État français, la sévère répression des manifestations de gauche conduisirent à l'occultation du 17 octobre.
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