Un témoignage sur la guerre d’Algérie :
« Quelle connerie, la guerre ! » (Jacques Prévert)
J-P.G. 73 ans, habite actuellement Aytré. Il a été appelé dans sa jeunesse à participer, à l’instar de 3 millions de jeunes Français, à ce que la République française a longtemps préféré nommer « les évènements d’Algérie », ou « le maintien de l’ordre dans les colonies», avant de reconnaître officiellement qu’il s’agissait bien d’une guerre, « la guerre d’Algérie » que les Algériens nomment, eux, « la guerre d’Indépendance ».
Il semble qu'aucune victime n'ait été à déplorer à Périgny où le monument aux morts reste vierge de tout nom pour cette période, à moins que cette guerre ne soit toujours pas reconnue comme telle. Elle a pourtant provoqué nationalement la mort de 27 500 militaires français auxquels s'ajoutent un millier de disparus. 6 000 civils français sont aussi morts ou ont été portés disparus.
Quant aux pertes algériennes, plus difficiles à préciser, mais bien plus importantes, elles sont évaluées dans une fourchette allant de 300 000 à 400 000 morts !
L’interview ci-dessous a été réalisée pour Périgny Story le 28 août 2013.
Périgny Story : Peux-tu te présenter, J-P. ?
J-P. G. : Je m’appelle J-P. G... Je suis né en 1940 et j’ai été élève à l’École Normale d’Instituteurs de La Rochelle de 1956 à 1960.
Notre affaire à nous, à cette époque, c’était la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, l’affaire des jeunes, c’est d’échapper au chômage, visiblement. Nous, c’était à la guerre d’Algérie.
Je suis sorti de l’École Normale en 1960. Le temps de passer mon CAP d’instituteur à l’école de La Pallice et je suis parti le 1er janvier 1961 pour 28 mois de service militaire, mais je n’en ai fait que 24, car c’était la fin de la guerre.
Périgny Story : Lorsqu’on te dit « guerre d’Algérie », quel est pour toi le moment le plus important, celui dont tu souhaites parler avant tout ?
J-P. G. : Le drame que j’ai vécu. Je fais partie de la minorité des appelés qui a connu au moins un drame. Drame qui n’a ressurgi dans ma mémoire qu’avec le 50ème anniversaire de la guerre mais qui est toujours présent. Un professeur d’histoire, J-P. S., m’avait demandé mon témoignage et lorsque je l’ai donné, devant toute une classe de terminale, je me suis mis à pleurer.
Le film de Bertrand Tavernier, « La guerre sans nom » (1991) m’avait interpellé. Il y interviewe un ancien d’Algérie qui lui dit en substance : « Oui, j’ai assisté à des représailles menées par l’armée française dans un village algérien. J’ai vu un jour un maréchal des logis cogner la tête d’un Algérien contre un mur ». Et après un long moment, il finit par avouer que le maréchal des logis en question, c’était lui…
Tu n’es que la troisième personne à qui je vais raconter que, à moi aussi, il m’est arrivé d’être emporté par la guerre et dépassé par la pression des événements et de l’institution militaire sur la nature humaine.
PS (sentant un trop plein d’émotion) : Si tu le veux, nous y reviendrons. Comment s’est passé ton départ en Algérie ?
J-P.G. : J’ai d’abord fait mes classes pendant six mois à Mourmelon (dans la Marne), dans la cavalerie, au 501ème régiment de chars de combat, où on nous apprenait surtout à endurer la marche et où on nous inondait de propagande pour « chasser le fell ». Ensuite, on m’a envoyé à Saumur suivre la formation d’ÉOR (Élève officier de réserve). J’y suis resté huit mois. Je suis parti en Algérie le 5 février 1962 avec le grade de sous lieutenant au 2ème régiment de Spahis. Je devais commander une centaine de « gus », comme on disait. Nous avons effectué la traversée en bateau de Marseille à Oran puis nous avons pris une sorte de tortillard, un train à voie étroite d’Oran à Ain-Sefra (Ain-Sefra est situé à l'extrémité des montagnes de l'Atlas, près du massif du Djébel Mekter). Sans armes et sans escorte. C’est le premier truc qui m’a frappé, cette impression de non-guerre. C’était à mon avis, la conséquence de la suprématie totale de l’armée française. D’Ain-Sefra, on est reparti au nord vers Maghnia, face à Oujda, près du barrage marocain. Je me suis retrouvé chef du 3ème peloton. J’avais vingt-cinq gars sous mes ordres dont deux sous officiers et quelques brigadiers.
PS : Quelle était ta mission ?
J-P.G. : Ma mission était d’assurer la défense des fortifications de Bou Naim-Nord et Bou Naim-Sud, un tronçon d’une dizaine de kilomètres du barrage électrifié algéro-marocain qui était encore en fonction. Dès qu’un problème survenait quelque part sur notre territoire, on était censé le signaler et le régler (par exemple une intrusion en territoire interdit). L’état major était installé dans une ferme appartenant à Mr Perret, riche colon, depuis longtemps émigré en Argentine.
Une dizaine de gars était à Bou Naim-Sud.
PS : Aviez-vous eu connaissance des manifestations en France comme celle de Charonne en février 62 ?
J-P.G. : Non, pas du tout. Par contre, nous entendions encore parler du putsch d’Alger d’avril 61.
PS : Que savais-tu de l’Algérie avant de partir ?
J-P.G. : Qu’il fallait partir « coxer les fellaghas ».
PS : Ça, c’était à l’armée, mais avant, dans le civil ?
J-P.G. : À l’école normale, on n’en parlait pas. Pas un seul prof n’en avait parlé.
Par contre, je me méfiais des Algériens. Nous on était des FSE, Français de souche européenne et il y avait les FSNA, Français de souche Nord Africaine.
PS : L’arrivée en Algérie a dû représenter un choc ?
J-P.G. : Oui, dépaysant. Une découverte. L’ambiance, les odeurs civiles et militaires étaient différentes. Après, pendant quelques semaines, il a fallu prendre des marques. Se retrouver à 22 ans à commander des hommes dont certains étaient beaucoup plus âgés, c’était pas du tout évident !
La première semaine, par exemple, un gars s’est psychologiquement effondré parce que je l’avais engueulé. Je me souviens aussi d’une bataille au couteau pour des motifs racistes entre deux maréchaux des logis, l’un FSE, l’autre FSNA, qu’il avait fallu séparer.
PS : Y-a-t-il eu dans ton secteur des combats contre le FLN ?
J-P.G. : Début mars, une nuit, le FLN nous a envoyé des obus de mortier depuis la zone interdite. C’était juste avant les accords d’Évian, sans doute une sorte de baroud d’honneur. J’ai eu très peur. J’ai rendu compte et les nôtres les ont bombardés de « pélots » de 150.
La plupart des incidents mettaient en cause des bergers isolés. Il y avait souvent des bergers marocains qui pénétraient dans la zone interdite avec leur troupeau. « Qu’est-ce qu’on fait mon capitaine ? » - « Des coups de semonce au mortier ! ». Un jour, ils étaient trop près, alors on a tué quelques moutons. Les bergers ont eu très peur et sont restés quelques temps sans revenir. Je n’en suis pas fier.
Une autre fois on a attrapé un berger. On a « giclé » avec une jeep et on a embarqué le gars qu’on a enfermé une nuit dans une pièce grillagée.
Ce qui était manifeste, c’était que le culte de la virilité, de l’engagement physique et celui du chef étaient omniprésents à l’armée.
PS : Aviez-vous entendu parler d'actes de torture ?
J-.P.G : Oui, ça, on en avait entendu parler. Mais l'armée en général n'a jamais fait un modèle de la torture. Pendant toute ma période de formation, ni à Mourmelon ni à Saumur, jamais un instructeur n'a évoqué la torture et encore moins ne l'a justifiée. Au 2ème Spahis, nous n'étions pas concernés donc nous n'en parlions pas. Je n'ai non plus jamais rencontré un témoin de tortures. J'ai par contre découvert son existence à travers les livres de Jean Lartéguy, lus en Algérie, qui étaient très marqués idéologiquement par le culte du chef et de la virilité, l'abnégation de soi jusqu'à la mort et ... jusqu'à la torture dans l'action des "unités d'élite". Que ces régiments aient servi de modèle pour l'ensemble de l'armée ne fait pas de doute mais pas au point de justifier la torture pour toute l'armée. Les appelés des régiments "ordinaires" adhéraient peu à cette idéologie. Ils n'avaient pas envie d'en découdre avec les rebelles; ils voulaient juste rentrer chez eux. D'ailleurs, très peu ont rempilé (le plein emploi était assuré à l'époque). Ce n'est que dans les années 1970 que j'ai découvert l'ensemble du conflit avec les 4 livres d'Yves Courrière : "La guerre d'Algérie". À ce moment-là d'ailleurs, il n'était plus question d'idéologie belliciste."
J-P.G. raconte alors de lui-même ce fameux épisode dont il voulait parler et pour lequel il ressent toujours une si forte culpabilité :
J’étais, moi, installé à Bou Naim-Nord tandis que 9 de mes gars étaient à Bou Naim-Sud. Ils rendaient compte tous les matins par téléphone. Un matin, on ne m’appelle pas au téléphone comme prévu. J’envoie un sous-officier en mission d’information et il m’appelle, un peu plus tard, complètement affolé : « tout le monde est mort ! ». J’ai alerté le capitaine et j’y suis allé : six gars avaient été tués, pendant leur sommeil, par leurs trois collègues. Les trois « Français d’origine nord africaine » avaient pris leurs armes pendant la nuit et avaient tués dans leur lit à coups de pistolets mitrailleurs et de fusil les six « Français de souche européenne » avant de prendre la fuite et de rejoindre le FLN. C’est la première fois que je voyais des morts. J’étais bouleversé et en colère. Les gendarmes ont pris les choses en main pour faire les constatations.
Et ça, ce que je vais te raconter, c’est ce que j’ai oublié pendant quarante ans. J’étais donc, après cet épisode, dans la jeep avec mon chauffeur, suivi par une voiture de gendarmes. Nous sommes arrivés pour traverser un oued près d’un pont de la voie ferrée qui marquait la limite de la zone interdite. En arrivant là, qu’est-ce que je vois ? Un berger. J’ai fait arrêter la jeep et sorti mon pistolet, mais heureusement, le coup n’est pas parti. Je remercie l’inventeur de ce pistolet dont la conception défectueuse m’a permis de ne pas tuer un homme. Mais cet épisode que j’avais occulté pendant 40 ans m’est revenu comme une fulgurance lors d’un noël en famille.
Le colonel des spahis m’a par la suite envoyé dans un bureau à Tlemcen où je suis resté de juillet à Octobre. Là, l’ambiance était toute autre que sur le barrage et on faisait la fête avec les jeunes pieds noirs.
PS : Quand es-tu revenu en France ?
J-P.G. : Le 11 novembre 1962, j’étais à Saint-Jean-d’Angély et peu avant noël, je prenais mon premier poste d’instituteur à Saint-Denis du Pin.
PS : Quels mots pour conclure ?
J-P.G. : La guerre c’est une saloperie. Et la guerre coloniale est une saloperie de saloperie.