La traite des esclaves, l’esclavage, l’accumulation du capital et le devoir de mémoire
La traite rochelaise
Étudiée en détails par Jean-Michel Deveau dans son livre « La traite rochelaise », publié en 1990 aux éditions Karthala (avec le concours du CNRS et du CNL), la traite des Noirs appelle à méditer sur l’enrichissement de ceux qui la pratiquèrent à La Rochelle et ailleurs en Aunis, grâce à l’épouvantable entreprise que constitua ce commerce. La Rochelle fut alors, en effet, un des plus grands ports négriers français avec Nantes et Bordeaux. Voir ici le résumé de « la traite rochelaise » de J.M. Deveau.
La conclusion de l’auteur, par ailleurs enseignant à La Rochelle, spécialiste de l’histoire maritime du XVIIIème siècle, est d’ailleurs implacable :
« La traite négrière rochelaise entre dans la logique du système capitaliste dont elle épouse toutes les composantes. … Depuis la fin du XVIème siècle, (les hommes) accumulaient un solide capital dans le commerce transatlantique… ». « Ce capitalisme hiérarchisait les gens de mer sur un schéma qui préludait au capitalisme industriel. Au sommet règnent les privilégiés, les capitaines à qui l’on confiait la totalité de l’investissement, eux-mêmes intéressés aux profits. ».
Il remarque encore : « Mais il ne faut pas oublier que ce commerce est celui de la vente ou d’achat d’hommes. Là est toute la contradiction vécue par les négriers.» et il pose avec force la question : « Comment le siècle des Lumières a-t-il pu vivre de l’esclavage ? ».
L’argent de la traite
Les fortunes amassées ont enrichi considérablement les bourgeois armateurs et négociants et assuré l’essor des ports négriers. N’est-ce pas d’ailleurs ce que constate Olivier Pétré-Grenouilleau en conclusion de sa thèse de 1996, « l’argent de la traite, milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle » ? Il écrit :
«Par la traite, le sucre et l’armement en général, des fortunes se sont édifiées, des positions se sont confortées. (…) Que le négoce se soit enrichi par la traite ne fait aucun doute. Que la cité ait connu grâce à cette activité un essor remarquable est une évidence. (…) Par le biais des négriers, les effets clairement identifiables de la traite se font même sentir jusque dans la seconde moitié du XIXème siècle. ». L'auteur démontre cependant aussi que les fortunes du XVIIIème siècle n'ont pas souvent été réinvesties dans l'industrie alors émergente, leurs détenteurs ayant préféré les belles terres et les vastes demeures.
Le devoir de mémoire
Quelques 250 ans après l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, d’aucuns pourtant ont toujours des difficultés à reconnaître ces réalités : oui, nos parcs, nos châteaux, oui, l’opulence des bourgeois aunisiens du XIXème siècle sont dus en grande partie à un trafic humain. Oui, nous continuons à honorer ces trafiquants d’esclaves notoires et même des esclavagistes ou au mieux à les ignorer. Oui, nous refusons d’admettre cette réalité.
Lorsque Karfa Diallo, président de l’association « Divers cités », lança en 2009 l’idée de débaptiser des rues de Bordeaux, La Rochelle, Le Havre ou Nantes portant des noms d’esclavagistes notoires, il s’attira des réponses hypocrites du genre :
"Ces rues ne portent qu’un nom de famille (…). Elles ne renvoient donc pas à un individu, mais à toute une famille. Or nous ne pouvons pas stigmatiser des familles entières pendant des siècles et des siècles!", comme si personne avait jamais souhaité que l’opprobre jetée sur un criminel rejaillisse sur ses descendants - Seul le dieu de la Bible fait rejaillir les crimes des pères sur leurs enfants pendant plusieurs générations !
Ou bien il obtînt des réponses carrément cyniques du genre :
"Si ç’avait été un nazi, cela m’aurait plus choqué (…) Parce que la Shoah, c’est plus près de nous. Mais là, c’est peut-être parce que je ne suis pas noir, mais ça ne me fait ni chaud ni froid."
À La Rochelle aussi, on s’emploie à déminer toute forme de mise en accusation. La rue Fleuriau ? Mais non, ce n’est pas Benjamin l’esclavagiste (pourtant propriétaire de l’hôtel Fleuriau où se trouve le Musée du Nouveau Monde) mais son fils Fleuriau de Bellevue, le scientifique qui est honoré ! Il ne serait donc bien sûr venu à l'idée de personne de dénommer une avenue Hitler ou Goering, (quoique... Napoléon ?), mais pourquoi pas une rue Garesché, Fleuriau ou Admirault ?
Un musée mémorial ?
Bien sûr, plusieurs associations telles « La Fondation du Mémorial de la traite des Noirs » réclament la fondation d’un musée national de la traite des Noirs et de l’esclavage. Bien sur, le président Hollande, encore candidat, avait promis en 2011 de se pencher sur la question : « je veillerai avec attention à votre demande de création d'un Centre National de recherche sur la traite des Noirs, et peut-être faudra-t-il inciter nos élus à revoir la signalétique urbaine se référant à la célébration de ce commerce tragique ».
Mais pour le moment, l’ouest de la France doit toujours se contenter de quelques salles : 3 ouvertes depuis 2009 au musée d’Aquitaine à Bordeaux, 2 au musée Anne de Bretagne à Nantes, une exposition éparse et insuffisante au Musée du Nouveau Monde à La Rochelle et d’un Mémorial à Nantes.
« L’utopie est la vérité de demain » (Victor Hugo)
Ne pourrait-on pas imaginer un projet encore plus vaste sous la forme d’un musée des droits de l’homme et des libertés ? Un tel musée ne pourrait-il pas avoir sa place dans la CDA de La Rochelle et même à Périgny ?
Plaidoyer pour un projet
Pourquoi ne pas créer un musée des droits de l’homme à Périgny ?
Ne serait-ce pas un devoir de mémoire ?
À mi-chemin des deux grands ports négriers que furent Nantes et Bordeaux, La Rochelle, deuxième port négrier durant la période de la traite « légale », vécut du commerce triangulaire et dut sa fortune autant à la traite des esclaves qu’au commerce « en droiture » avec les colonies françaises d’Amérique, mais aussi à l’exploitation directe des esclaves sur les terres coloniales. Périgny, « sous-port » rochelais au Moyen-Âge, profita bien sûr de cet enrichissement.
Comme La Rochelle, Périgny est en effet héritier d’une histoire riche de l’exploitation esclavagiste. Elle fut le fait de nombreuses familles d’armateurs, de propriétaires « aux îles », ayant racheté les anciennes seigneuries féodales et construit des manoirs pour y venir en villégiature, profitant, à proximité immédiate de La Rochelle, de l’environnement boisé de la vallée de la Moulinette puis du canal de Marans. Ce fut le cas, par exemple, à Périgny pour les familles Fleuriau ou Liège, Van HoogWerff et d’autres à Rompsay. À ces grands propriétaires, s’ajouta parmi d’autres, au XIXème siècle, la famille Pillot, représentante de l’industrie capitaliste (la bière de Montmorillon), elle aussi issue de la bourgeoisie esclavagiste (Saint-Domingue et Porto Rico).
Il s’agirait donc, dans un juste retour des choses, de faire sa place au devoir de mémoire.
Le Conseil Municipal de Périgny jugea d’ailleurs il y a quelques années qu’il était bon de nommer une place «des droits de l’homme», pourquoi ne pas maintenant faire toute leur place aux droits de l’homme et leur consacrer un musée ?
Outre cet argumet moral, on peut penser aussi qu'en devenant une commune-phare dans l’Ouest de la France pour ce devoir de mémoire, Périgny pourrait drainer un tourisme culturel qui pour l’instant n’a que La Rochelle et son Musée du Nouveau Monde à « se mettre sous la dent ». Une vocation à attirer les scolaires de tous niveaux ne pourrait que valoriser l’image d’une ville jusqu’ici dominée essentiellement par sa zone industrielle.
État des lieux des musées français qui évoquent les droits de l’homme
Le thème n’a pas de concurrent : Il n’existe en effet aucun musée spécifique des droits de l’homme en France. Il existe bien des musées de la Résistance qui accueillent ou organisent des expositions sur les droits de l’homme, ou quelques musées ayant trait à l’abolition de l’esclavage. Ils sont tous situés dans l’Est ou le Sud. Certains n’ouvrent que le week-end ou sur réservation.
1. Musée de la résistance et de la déportation à Besançon -20 salles.
Il s’intéresse surtout à la montée du nazisme, à l’occupation, à la Résistance et aux camps nazis.
2. Le musée du désert à Miallet (Gard) (15 salles).
Il concerne les Camisards Cévenols et la résistance huguenote au catholicisme.
3. Le musée d’histoire Jean Garcin à Fontaine-du-Vaucluse (Vaucluse).
Il propose 4 ateliers déclinés sur quatre articles de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme :
Libertés individuelles - quelles libertés pour quel citoyen ? (Collèges et lycées),
réflexion sur la notion de liberté et ses contours diffus selon l'histoire et les modes de sociétés. Un parcours dans les salles du musée à la recherche de documents révélant l'aliénation ou la suppression des droits fondamentaux définis en 1789 et revisités en 1948, suivi au présent d'une revue de presse et d'une projection vidéo qui illustre les articles de la Déclaration. Puis un atelier de pratique artistique permettant aux participants de s’exprimer en toute liberté.
Droits sociaux, droits économiques - Quel sens donner aux échanges Nord-Sud ? (Collèges et lycées). Du libre-échange prôné par Adam Smith au siècle des Lumières à la mondialisation ultra-libérale combattue aujourd'hui au nom de la même liberté, y a-t-il des systèmes économiques compatibles avec les libertés inscrites dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme ? Les élèves découvriront au cours de la visite du musée une forme d'économie induite par un régime autoritaire dans une France occupée. La visite sera suivie de la projection d'un court métrage exposant le processus du marché actuel de la production à la grande distribution. Un débat sera ouvert sur les notions de droits politiques qui accompagnent les droits économiques et sociaux, une occasion d'aborder de nouveaux concepts et notamment celui de la mondialisation des échanges ainsi que des solutions alternatives comme le "commerce solidaire" ou "commerce équitable" autour d'une collation faite de produits fournis par l'Association "Artisans du Monde".
Avec la participation de l'Association "Artisans du Monde".
Tolérance, intolérance – Le Droit à la différence (écoles, collèges et lycées). Les participants seront amenés à aborder les notions complexes d’intégration et d’exclusion qui régissent et ponctuent les rapports entre les différentes communautés afin de cerner l’idée de tolérance. A la suite d’une approche thématique des collections du musée, une revue de presse et un travail d’analyse sur des extraits de films feront l’objet d’un débat de synthèse à la mesure des enjeux sociaux qu’il engage.
Droits de l'enfant – Le Droit à la désobéissance (écoles élémentaires et collèges)
Dans l'esprit d'une politique actuelle où l'enfant doit prendre conscience qu'il est un citoyen à part entière, le musée propose une visite de ses collections. A partir d'une grille de lecture, les élèves analyseront le statut de l'enfant pendant la deuxième guerre mondiale. La projection de films sur les conditions de vie de l'enfant dans le monde actualisera le sujet. La création d'un cahier de doléances illustré leur permettra d'exprimer leurs idées et leurs revendications.
4. La Maison des Droits de l'Homme à Grenoble
Elle correspond à un projet du département de l’Isère ; « Disposer des connaissances les plus rigoureuses, les partager et susciter des réflexions communes sur les conditions, ici et ailleurs, du futur de l'humanité, tel est l'objectif » écrivait le président André Vallini à propos de la Maison des Droits de l’Homme. Telle peut en effet se résumer la mission scientifique et culturelle dont le Musée de la Résistance et de la Déportation de l’Isère sera le cadre, en cohérence avec sa vocation propre. Intervenant à la fois, sur les deux domaines, Résistance et Droits de l’Homme, le MRDI étendra donc désormais ses missions de recherche, de documentation, d’exposition et de diffusion aux Droits de l’Homme.
La Route des Abolitions de l'Esclavage et des Droits de l'Homme
Lancée en 2004, la « Route des abolitions de l’esclavage », s’inscrit dans le projet international de « la Route de l’esclave » soutenu par l’O.N.U. et l’UNESCO sur le devoir de mémoire et se veut être la déclinaison de la Loi du 10 mai 2001 adoptée par la France tendant « à la reconnaissance de la traite négrière et de l’esclavage comme crime contre l’humanité ». Elle comprend 5 musées :
- Le musée de la négritude et des droits de l’homme à Champagney (Haute Saône).
La Maison de la Négritude rappelle que les habitants de Champagney ont demandé dans l'article 29 de leur Cahier de Doléances l'abolition de l'esclavage des Noirs (19 mars 1789).
Autour de ce texte "visionnaire, éclairé et courageux" s'élabore une présentation détaillée de l'esclavage des Noirs et du long chemin conduisant à son abolition, le 27 avril 1848 dans les colonies françaises. Lieu de mémoire, la Maison de la Négritude est aussi un lieu de réflexion qui invite le visiteur à se pencher sur les formes contemporaines de violations des Droits de l'Homme en général et sur l'actualité de l'esclavage en particulier.
2. La maison Abbé Grégoire d’Embernil (Meurthe-et-Moselle) – Ouvert les dimanches et jours fériés de 14h à 18h30, fermé en semaine !
…« L’Abbé Henri Grégoire, est l’auteur de l’article premier de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. 26 août 1789. « Les hommes naissent libres et égaux… ».La Maison Grégoire d’Emberménil rappelle que l’abbé Henri Grégoire (1750/1831) fut le curé de ce petit village situé aux portes de Lunéville en retraçant de façon originale –sous forme de vitraux- la vie de celui qui fut l’un des seuls à oser attaquer publiquement Napoléon Bonaparte apès le rétablissement de l’esclavage en 1802. Le visiteur y découvrira outre le combat de Grégoire pour la dignité de tous les hommes qu’ils soient noirs ou juifs, son implication dans la rédaction de la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789 ainsi que son rôle dans le développement de l’instruction publique.
3. La Maison Anne-Marie Javouhey à Chamblanc
Outre la Maison familiale d'Anne-Marie Javouhey sise dans l'enceinte du lycée Anne Marie Javouhey à Chamblanc, un parcours pédestre (départ devant ce même lycée) retrace les grandes étapes de la vie de cette missionnaire, qui, à Mana, en Guyane, libéra de nombreux esclaves. « Les Noirs ne sont ni sourds à la voix de la morale ni à celle de la civilisation ; fils du père commun, ils sont hommes comme nous » écrivait-elle
4. Le château de Joux Toussaint Louverture à Pontarlier (Jura)
Au sommet d'un éperon rocheux à 1000 mètres d'altitude, le Château de Joux commande l’entrée de la cluse de Pontarlier, voie de passage naturelle vers la Suisse. Elément clef de la politique de défense des frontières de l'Est, il devient à partir de 1690 et jusqu'en 1815 une prison d'Etat. Il accueille en 1802 Toussaint Louverture (1743/1803), emprisonné sur ordre de Napoléon Bonaparte pour s’être opposé au rétablissement de l’esclavage des Noirs. L'ancien esclave devenu gouverneur de l’île de Saint-Domingue (actuelle Haïti) meurt quelques mois après son arrivée. Aujourd’hui la cellule de Toussaint Louverture, située au rez-de-chaussée du donjon, accueille de nombreux visiteurs venus rendre hommage à celui qui fut, avant Martin Luther King et Nelson Mandela, le symbole de l’émancipation des Noirs.
5. La Maison Victor Schoelcher à Fessenheim (Bas-Rhin)-ouverte uniquement le weekend de 14 à 18h !
Dans cette demeure alsacienne, le visiteur découvre, outre la vie à Fessenheim au XIXème siècle, le destin de Victor Schoelcher (1804/1893), auteur du décret d’abolition de l’esclavage de 1848, dont le père, Marc, porcelainier réputé installé à Paris était originaire de Fessenheim. Une exposition retrace sa vie et met en lumière ses nombreux combats pour l’avancée des droits de l‘homme.
6. Le Mémorial de l'abolition de l'esclavage à Nantes
« Ancienne capitale de la traite négrière, Nantes a fondé une part de ses richesses sur son statut de premier port négrier de France. Durant plus de trois siècles, des navires mirent le cap vers l'Afrique pour y échanger leur cargaison de marchandises contre des millions de captifs, vendus ensuite comme esclaves sur le continent américain. Ce trafic assurait la prospérité des colons planteurs de canne à sucre ou de coton et garantit l'essor de toute l'économie occidentale. Sur les 4100 expéditions négrières françaises, près de la moitié partit de Nantes. Lors du 150e anniversaire de l'abolition de l'esclavage en 1998, le Conseil municipal de Nantes a adopté le principe d'édifier un monument sur le quai de la Fosse.
Krzysztof Wodiczko a imaginé pour Nantes non pas un monument mais un Mémorial, conçu comme un cheminement méditatif sur le quai de la Fosse, point d'accostage des navires du commerce triangulaire qui remontaient de Paimboeuf. Projet artistique, le Mémorial est également un projet urbain et politique : en inscrivant un pan de l'histoire dans le corps de la ville, il permet de poursuivre la volonté de Nantes Métropole de reconquérir les berges de Loire.
En outre, ce Mémorial dépasse l'histoire nantaise et porte un message fort de solidarité et de fraternité à l'intention des générations futures. « Il est du devoir d'une République d'écrire toutes les chapitres de son histoire, rappelle Yannick Guin, vice-président de Nantes-Métropole. « Aucune ne doit être oubliée, même la plus sombre. Il fallait combler cette déficience sur l'esclavage. Tous les Français, quelle que soient leur origine, leur histoire, doivent avoir le sentiment de faire partie de la République et doivent savoir que l'on n’oublie pas les souffrances passées. »
Moins de 10 musées, donc, en tout et pour tout, pour toute la France dont aucun n’est à l’ouest d’une ligne Metz/Nîmes (Nantes étant un mémorial et non un musée).
Voilà qui devrait justifier la création d’un musée spécifique aux droits de l’homme, faisant leur part de mémoire à la traite et à l’esclavage, sur les lieux où une classe sociale a accumulé tant de richesses grâce à eux.